Le tunnel de TAVANNES (par René le GENTIL)
Je
peux vivre cent
ans, je me souviendrai toujours des heures vécues dans ce ghetto, tandis
qu'au-dessus la mitraille faisait rage.
Imaginez un boyau long de quinze cents mètres, large de cinq, fait pour une seule voie par où passait le chemin de fer allant de Verdun à Metz et où de 1000 à 2000 hommes travaillaient vivaient, mangeaient et satisfaisaient à tous leurs besoins!... (René le GENTIL)
Dans
les premiers temps de la lutte gigantesque autour de la cité, des
troupes,
cherchant un abri contre le déluge de fer et de plomb, s'abritèrent là;
puis,
comme cela durait, des services s'installèrent au petit bonheur, à
l'entrée et
à la sortie.
Un jour enfin, quelqu'un constatant que ce
tunnel constituait le plus sûr des abris et pouvait servir à quelque
chose,
décida d'y installer tous les services du secteur. Des cabanes furent
aménagées
par le génie qui y prit sa place, planches, tôles ondulées, toiles
goudronnées
furent mobilisées et formèrent les baraques qui devaient donner asile à
cette
fourmilière militaire, du moins aux autorités, aux services.
Avec de l'organisation, c'eût été d'une
utilisation intelligente, mais... la dynamo qu'on y avait installée
était trop
faible et ne pouvait fournir qu'un pauvre éclairage, si bien qu'on y
voyait à
peine et qu'on manquait à chaque pas de glisser sur le bout des
traverses de la
voie ; mais, chose pire, l'eau manquait absolument, car un seul robinet
existait au milieu du tunnel; et ceux qui venaient la étaient condamnés à
rester des dix, voire douze et quinze jours sans se nettoyer, malgré les
pires
besognes à accomplir.
C'est ainsi que j'ai vu de nos hommes, qui
venaient de s'infecter les mains en transportant des cadavres délabrés,
être
obligés de manger sans pouvoir se laver. Et quand je demandai pour eux
un
désinfectant quelconque l'aimable pharmacien (Il fut tué quelques jours
après),
chargé de ce service, me fit des reproches amers. Je compliquais les
choses en
réclamant ainsi !
Ah !! l'hygiène du tunnel de
Tavannes,
transformé en égout humain!
Après deux ans de guerre et cinq mois que
durait
la lutte devant Verdun, on n'avait pas encore pu installer quelques
ventilateurs renouvelant l'air méphitique qu'on y respirait, ni le
désinfecter
en vaporisant quelque chlorure.
Au milieu, vous entendez bien, juste au
milieu
des couchettes étaient les latrines !
On eût pu se servir d'une double série de
tinettes désinfectées, emporter les pleines, mettre les vides à leur
place.
C'eût été trop simple et propre. Les territoriaux vidangeurs les
tiraient,
vidaient leur contenu dans des boîtes rectangulaires à brancards munies
de
couvercles qui s'adaptaient rarement, et les remettaient en place...
emportant
le long du tunnel leur marchandise empuantant l'atmosphère!
J'ai vu faire cette besogne, tandis que
les
hommes mangeaient leur soupe - dans des gamelles ou assiettes qu'ils ne
pouvaient, faute d'eau, nettoyer - à côté d'eux !
Après
les
différents services, les hommes s'installaient comme ils pouvaient...
sur
la voie même du chemin de fer, dans le noir complet, la vermine et la
saleté.
Il y avait bien eu un timide essai de cadres treillagés qui avaient
servi de
couchettes, mais ils étaient défoncés, abîmés, et les divisions se
succédant
rapidement, hélas! nul ne s'inquiétait de les remplacer ; toutefois,
voulant
dégager le bas, le génie du secteur avait commencé l'installation, à
mi-hauteur
du tunnel, d'un premier étage en plancher; là gîtaient les territoriaux ;
mais
comme il n'y avait pas de place pour tout le monde, cela ne faisait
qu'augmenter encore, pour ceux qui étaient en dessous, le grabuge
infernal et
la saleté qu'on n'avait plus seulement aux pieds, mais encore sur la
tête; car,
par les planches mal jointes, la terre tombait sur ceux qui se
trouvaient là.
Quant à reposer, à dormir un moment, à
moins
d'être sourd, il n'y fallait songer. Les cabanes contenant les services
et les
abris des chefs prenant, avec la voie, tout le côté droit du tunnel, il
ne
restait guère, pour aller et venir, qu'un espace de 1,15m, du côté
gauche.
Or, c'est par cet étroit chemin que
passaient
tous les groupes, les troupes allant relever celles qui attendaient, les
territoriaux et le génie montant au « travail » avec leurs outils ;
c'est par
cet espace où, à la file, se suivaient parfois pendant des heures des
centaines
et des centaines d'hommes, qu'il fallait assurer, dans des conditions
pénibles,
l'évacuation des blessés, -- quelquefois des cadavres - qu'on amenait
des
lignes, et qu'on évacuait ensuite sur le « Cabaret Rouge », relais
automobile,
à près de deux kilomètres de là, et ce, à bras.
Double manœuvre pénible où des hommes,
souvent
éreintés par le chemin fait sous les obus et pouvant à peine regarder à
terre,
manquaient à chaque pas de glisser sur les traverses ou les rails d'un
petit
Decauville qui ne fonctionnait pas! ... naturellement.
On aurait pu, évidemment, mettre les
postes de secours
et celui des brancardiers au commencement du tunnel; l'évacuation eut
été plus
rapide, les blessés et ceux qui les portaient y auraient gagné, le
service
aussi, mais cela encore eut été trop simple, et on les avait logés à
deux cents
mètres à l'intérieur!
On aurait pu, puisqu'on avait installé un
Decauville qui allait jusqu'au « Cabaret rouge », s'en servir, évacuer
par ce
moyen, mais on ne jugeait pas ce système assez long et compliqué.
Au milieu du tunnel, il y avait même un
dépôt de
munitions et, chaque soir, nous nous demandions anxieusement si les
territoriaux qui passaient, en transportant les caisses de grenades sur
leurs
épaules au moyen d'une perche qui fléchissait sous le poids, n'allaient
pas
glisser et laisser choir leurs terribles citrons de fonte !
Un jour, on entendit une explosion : un
madrier
était tombé sur une caisse de grenades; il y eut un tué et deux blessés.
Le lendemain, en mettant de l'ordre dans
notre
poste, j'ouvris une caisse qui nous servait de siège et sur laquelle je
faisais
mon courrier ; il y avait là tout ce qu'on voulait, et même ce qu'on
n'eût pas
voulu ; de vieux masques contre les gaz, des paquets de pansements
individuels,
des biscuits et... des grenades chargées. Je les fis enlever par mon
brave
Dehlinger, qui connaissait cet article.
Régulièrement, les deux ravins formant
l'entrée
et la sortie du tunnel étaient arrosés par la mitraille, par des
projectiles
qu'on n'entendait presque jamais venir, à cause du départ de nos 75 qui
donnaient par batterie, sans discontinuer; aussi l'évacuation des
blessés
était-elle chose pénible et dangereuse. Pénible, difficile, à cause du
chemin
accidenté.
Représentez-vous une voie de chemin de fer
avec,
de chaque côté, un contre-bas, un petit espace plein de trous, de
bosses, de
traverses, de pierres détachées, parfois de troncs d'arbres abattus ;
dangereuse, par les tirs de barrage que l'ennemi ne manquait jamais de
déclencher deux, trois fois par jour, surtout aux heures de
ravitaillement.
Ajoutez à cela la pluie tombant
régulièrement et
détrempant une terre grasse qui s'attachait aux pieds, emplissait les
trous
d'obus ou en creusait d'autres qu'on ne pouvait pas combler.
Or,
sans
grand travail, on eût pu établir sur la droite, un boyau spécial pour
l'évacuation des blessés, au moins jusqu'au croisement de la voie,
chemin le
plus dangereux, jusqu'au point appelé : « La Maisonnette », habitation
de
l'ancien garde-voie, ouverte de tous côtés par les obus. Abrité par le
talus
droit, ce boyau eût facilité le transport en diminuant les risques;
mais, de
même que les rails du Decauville, le boyau était là pour faire penser
qu'on
aurait pu l'utiliser!
Ah! oui, toute ma vie je me souviendrai de
ce
tunnel de misère, ghetto de guerre où, par le même étroit espace,
passaient
l'héroïsme sanglant et les ordures, les territoriaux vidant les latrines
et les
ravitailleurs portant la soupe, et où les cadavres qu'on transportait
bousculaient parfois les vivants !...
Demande
d’envoi d’une carte plus grande par mail
Le
Tombeau
de Tavannes Près de mille hommes périrent le 4
septembre 1916
Blessé, évacué à Contrexéville, où, après
cinq
étapes et quarante heures de trajet sur le dos, j'avais trouvé un lit,
de l'eau
et du pain frais, le calme après la tempête, le paradis après l'enfer,
je
venais à peine d'achever les lignes qui précèdent sur le tunnel de
Tavannes,
quand, le 7 septembre, je trouvai dans mon courrier un mot de mon brave
Dehlinger,
daté du 3, m'annonçant que les obus avaient déjà causé des vides dans
nos
rangs, et se terminant ainsi
« Nous aspirons tous au repos bien gagné
».
Et un autre camarade, le sergent Monin,
chimiste
et, comme tel, attaché au laboratoire de toxicologie, qui se trouvait à
l'autre
bout du tunnel, du côté de La Lauffée-Damloup, m'écrivait
« ... Ici, sous le tunnel, toujours la vie
que
tu connais, nous avons été alertés deux fois par les gaz, et l'entrée a
été,
hier soir, sérieusement marmitée par un tir de barrage.
« La santé n'est pas brillante, mais nous
espérons sortir bientôt indemnes de ce trou infect»
Mais, le dimanche 10, tandis que
j'attendais la
visite et goûtais de mon lit la caresse d'un rayon de soleil illuminant
le parc
de Contrexéville, je reçus d'un camarade ce mot laconique qui me
glaça :
« MON CHER LE GENTIL,
•Comment allez-vous? J'espère que votre
blessure n'aura pas de suite fâcheuse.
• Vous aurez sans doute appris l'affreux
malheur? Cent-un exactement de nos malheureux camarades sont restés
ensevelis
sous le tunnel de Tavannes Tous morts!...
•Pauvre groupe de brancardiers déjà assez
éprouvé, le voici presque anéanti !
• Comme sergents survivants, il ne reste
que Kohler et Mongeot. Quelle affreuse chose que la guerre ! »
.
.
.
.
Je restai un moment hébété, ne pouvant
croire ce
que j'avais sous les yeux, en proie à une émotion intérieure qui
mouillait mon
front.
Non, je n'avais rien su, rien appris.
Comment?
par qui?
Seul, ce bout de papier me révélait une
catastrophe sur laquelle je n'avais aucun détail.
Mais un convoi de blessés venait justement
d'arriver à l'hôtel de la « Souveraine », et des hommes de ma division
me
confirmèrent la triste nouvelle.
Le 4 septembre, une formidable explosion,
sur la
cause de laquelle on n'était pas fixé, avait eu lieu sous le tunnel,
faisant
près d'un millier de victimes, dont les brancardiers de la 73e division.
Ma pensée angoissée alla vers mes
infortunés
camarades, mon peloton, et Dehlinger qui m'avait écrit le 3, la veille !
...
Cent-un! me disait le mot laconique.
Je songeai un instant que, peut-être, mon
peloton avait été relevé. J'essayai de m'accrocher à de fragiles
espoirs; mais,
de la journée je ne pus penser à autre chose ; et c'est à peine s'il me
fut
possible de fermer l’œil.
Le lendemain matin, je reçus ce billet qui
me
fixa sur l'étendue du malheur:
« CHER MONSIEUR LE GENTIL,
Une bien triste nouvelle à vous
apprendre! ... Joseph Dehlinger est resté «là haut» avec pas mal de
camarades,
cent un, quatre pelotons, et il n'y a plus aucun espoir! ... Nous
restons cinq
de notre pauvre peloton. Martin Camille, Boës, Vera, Pezat, l'équipe 23
qui se
trouvait à Fontaine Tavannes, et moi qui, par suite d'une heureuse
chance,
remplaçais depuis deux jours Keller, comme vaguemestre.
«
Nous sommes redescendus à Dugny, mais c'est bien triste de se voir si
réduits !
... Vous aurez probablement reçu vos colis et paquet de lettres que nous
vous
avons fait suivre ; le pauvre joseph me les avait remis le soir même. Je
ne
peux vous donner pour l'instant plus de détails.... J'espère que votre
blessure
est en bonne voie de guérison, mais quelle veine vous avez eue! ...
« HENRI MARTIN.»
Oui, en effet!
Pauvres malheureux camarades! Infortuné
joseph
Dehlinger que j'avais embrassé quelques jours avant, lorsque, évacué du
tunnel
de malheur au Cabaret-Rouge sur un brancard, il avait tenu à
m'accompagner.
Pauvre brave joseph, déjà blessé l'année
précédente au bois Le Prêtre, que j'avais connu à Toul et que sa femme
et sa
petite fille m'avaient recommandé et attendaient dans leur petite maison
de
Nancy....
Et dire que c'est à lui que j'avais
confié, avec
mes papiers, mes dernières volontés au cas où j'aurais été frappé à
mort !
Quelle cruelle ironie du sort.
Chose curieuse, de tout mon peloton, la
seule
équipe sauvée était précisément celle qui, déjà, avait échappé à la mort
en
descendant de la «batterie de l'Hôpital» et justement celle qui m'avait
évacué.
Les quatre qui m'avaient porté, auxquels j'avais souhaité bonne chance !
Pourquoi, le sort n'avait-il pas de même préservé le pauvre Delhinger,
seul
marié et père de famille?
Et les autres? Sur vingt-quatre hommes de
mon
peloton, un avait été blessé deux jours après moi, un autre évacué pour
maladie; quatre et un caporal restaient survivants! Dix-sept hommes et
deux
caporaux étaient donc restés « là-haut », dans cet antre de souffrance
et
d'horreur, avaient péri dans la géhenne, pauvres misérables humains
auxquels,
après de longs jours et de pénibles nuits de privations --car on n'était
que
piètrement ravitaillé, -de surmenage et de danger pour accomplir leur
rude,
ingrate et sanglante besogne de parias, la guerre, insatiable gouge,
dévoreuse
d'hommes, avait réservé un sort atroce.
Cent-un des nôtres, les quatre pelotons de
service avaient été anéantis.
J'ai connu, depuis, dans quelles tristes
conditions.
Le
4 septembre
La nuit et la journée avaient été
particulièrement dures pour les brancardiers qui n'avaient pas arrêté un
instant; pour leur permettre de reposer quelques heures, dans la misère
de cet
antre empuanti, leurs pauvres corps fourbus, leurs épaules meurtries, le
médecin-major Bruas avait demandé les brancardiers de Corps en réserve.
Quand ces derniers furent là, à mesure que
rentrèrent les équipes divisionnaires, ceux qui les composaient s'en
furent
allonger leurs membres brisés.
A 21 heures, les quatre pelotons
reposaient, et
les malheureux qui s'étaient laissés tomber sur le plancher sans paille
ou la
terre pourrie, à bout de forces, dormaient là, confiants en la solidité
de cet
abri sur lequel pouvaient pleuvoir les obus de tous calibres.
Grâce au docteur Bruas, chef juste, ils
pouvaient reposer un peu avant de continuer leur lourde et périlleuse
tâche.
Mais, comme s'il n'y avait eu assez de
l'ennemi,
de la mitraille, de la pluie, de la boue, de la faim, de toutes les
infernales
misères de la guerre, c'est ce moment où tous ces malheureux, vaincus
par la
fatigue, dormaient profondément, rêvant peut-être aux leurs, au foyer,
au
bonheur... c'est cette minute que choisit l'implacable destin, entre les
mains
duquel, quelles que soient nos prétentions, nous ne sommes que de
pauvres
instruments, pour frapper ces hommes que le sort avait déjà transformés
en
forçats de la Patrie.
Quelle
fut
la cause initiale de la catastrophe ?
Plusieurs
versions en ont été données sans qu'il soit possible
d'être exactement fixé.
Un mulet transportant des grenades aurait
buté
contre une traverse de la voie et fait choir sa terrible cargaison,
provoquant,
avec la panique, une explosion d'essence et l'incendie.
Un territorial portant des fusées aurait
accroché les fils électriques, une cause quelconque aurait provoqué
l'explosion
des mines placées pour faire sauter le tunnel en cas d'avance de
l'ennemi.
Or, on peut écarter cette dernière
version, les
cordons Bickford reliant ces mines ayant été retrouvés intacts.
Toujours est-il qu'à la suite d'un
accident, le
groupe électrogène placé à l'entrée sauta, causant l'incendie des
baraquements
où logeaient les services suivants : Poste de commandement du chef de la
brigade occupant le secteur; bureaux du médecin divisionnaire et du
médecin
chef, du téléphone, du génie, postes de secours et de brancardiers,
etc., etc.
Dans cet étroit boyau où s'amoncelaient, comme à défi, les matières les
plus
combustibles, le feu se propagea rapidement, hélas ! et les malheureux
qui se
trouvaient là, guettés par la flamme et l'asphyxie, fuyaient en groupe
du côté
opposé.
Si la chose avait été possible, il n'y
aurait eu
comme victimes que celles qui se trouvaient enveloppées par le feu des
premières cabanes; mais, lorsque le destin qui permet à tant de
misérables et
d'inutiles une longue vie de tout repos, tient en ses griffes des
malheureux,
il ne les lâche pas ainsi ! ...
Ces hommes, tirés de leur sommeil pour
vivre le
plus atroce des cauchemars, fuyaient donc, pêle-mêle vers l'autre issue,
à
travers les flammes, et, pour lutter contre la fumée qui, par l'appel
d'air de
ce long boyau, les gagnait de vitesse, la plupart avaient adapté les
masques
contre les gaz. Dans ce tunnel devenu le huitième cercle de l'Enfer, des
centaines de damnés masqués participaient à cette course à la mort,
butaient
contre les traverses, tombaient sous les pieds des camarades, hurlaient
le : «
Sauve qui peut ! » féroce et égoïste de l'homme en danger, quand,
devant
eux, une terrible explosion se produisit... un feu d'artifice jaillit...
trouant l'obscurité d'éclairs effroyables: c'était le dépôt de munitions
qui
sautait !
Le déplacement d'air fut tel que ceux qui
se
trouvaient à la sortie, du côté de Fontaine-Tavannes, faillirent être
renversés.
Les premiers infortunés qui fuyaient de ce
côté,
et dont pas un n'avait encore pu franchir le dépôt de munitions, furent
donc
certainement renversés; la position d'un tas de cadavres, trouvés a cet
emplacement, corrobore, d'ailleurs, cette hypothèse .
Feu devant, feu derrière, prise entre les
flammes et gagnée par l'asphyxie, la pauvre troupe, hurlante et
douloureuse vit
la mort s'avancer à grands pas...
Seuls, René Birgé, secrétaire du colonel
Florentin et dessinateur de la brigade,
enseveli par un heureux hasard tout à l'entrée, et un homme du 8e ou 10e
génie,
purent être assez heureux pour échapper à la catastrophe ; dès le début,
ce
dernier avait pu s'évader par l'unique bouche d'air existante, en
gagnant
l'ouverture grâce a une échelle, et d'autres malheureux le suivaient,
quand,
sous leur poids l'échelle se brisa!...
Près de mille hommes périrent donc là :
Etat-major de la 146e brigade, colonel Florentin en tête, officiers et
soldats
des 8e et 1e génie et des 24e, 98e et 22e
régiments
territoriaux ; médecins majors et infirmiers
régimentaires
des 346e, 367e, 368e et 369e d'infanterie;
blessés de ces régiments qui, après de rudes souffrances, attendaient
là, sur
des brancards, leur transfert ; vous, médecin major Bruas que je
regrette
doublement, puisque je vous dois la vie, et dont, seule trace de votre
fin, on
n'a retrouvé que la chevalière !… Et vous, les médecins et brancardiers
de la
73e division.
Lorsque, deux jours plus tard, on put
déblayer l'entrée du tunnel, on ne
retrouva rien, rien que des restes humains calcinés qui tombèrent en
poussière
dès qu'on les toucha.
Plus loin, là où le feu n'avait rien eu
pour
s'alimenter, il fut possible d'identifier quelques cadavres, trente
seulement
sur cent-un ! Ce fut â peu près la proportion pour tous les groupes
anéantis en
cette catastrophe.
Une autre version, très plausible, veut
que ce soit le dépôt de munitions qui sauta le premier.
L'historique du 356°
R.I. relate :
L’explosion à l'intérieur du tunnel de
Tavannes
est survenue le 04 septembre 1916 à 21h15.
"Un quart d'heure après, une vague épaisse
de fumée remplit le tunnel jusqu'au delà de la cheminée centrale et
gagne
rapidement la sortie est. La nappe de gaz est intense et chargée d'oxyde
de
carbone. Des centaines de soldats tombent asphyxiés. Il est impossible,
même
avec des masques et des appareils respiratoires, de pénétrer dans le
souterrain
pour opérer le sauvetage de la garnison et des services qui s'y
trouvent...
A 21h45, des hommes à
demi-asphyxiés et à demi vêtus, surgissent du tunnel par petits groupes :
ils
sont recueillis par la C.H.R. et l'état-major du 356°
R.I. qui occupent des abris à proximité de la fontaine de
Tavannes. Les nappes de fumée, en brouillard opaque, se répandent au
loin et
montent très haut dans le ciel ; elles provoquent de la part de l'ennemi
un
redoublement d'artillerie ;les obus interdisent les accès du tunnel.
Lorsque, dans la nuit, les premiers
secours
essayent de pénétrer, ils se heurtent à d'effroyables décombres et à des
morceaux de cadavres calcinés. Pendant trois jours, l'incendie fit rage à
l'intérieur. Quand il s'éteignit, les équipes de secours découvrirent
une pile
de corps carbonisés au-dessus d'un puits d'aération, par lequel les
malheureux
avaient vainement tenté de fuir."
Naturellement,
aucun
journal n'en souffla mot.
Nul,
parmi les
officiels de la « Grande Presse », ne fut commis à saluer les
malheureuses
fourmis humaines dont le tunnel de Tavannes fut le tombeau; mais leur
mémoire
ne m'en est que plus chère ; et c'est en survivant, pénétré de ce que
nous
devons à ceux qu'immola le destin, que je l'évoque ici de mon mieux, en
les
saluant d'un souvenir ému.
René
le GENTIL
Le tunnel
actuellement emprunté par les circulations ferroviaires est un tunnel
mis en
service en 1936. Il a été creusé à quelques mètres en parallèle du
tunnel
primitif où se sont déroulés les événements du 04/09/1916. De nos jours,
une
visite sur le terrain permet de distinguer les deux entrées de tunnel à
quelques mètres l'une de l'autre. Les rails ont été déposés sur le
tunnel
d'origine.